Que fait la police ?

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Documentation des pratiques policières, et violences d'État.

Analyses et observations des logiques répressives et sécuritaires.

Libertés publiques et droits fondamentaux.

« Si tu leurs réponds, il y a outrage. Si tu résistes, il y a rébellion. Si tu prends la foule à témoin, il y a incitation à l’émeute. » Maurice Rajsfus, 2008

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La cour d’appel de Paris a confirmé, mardi 10 septembre, que le policier mis en examen pour des violences sur un adolescent de 14 ans lors de son interpellation, en 2020 à Bondy, ne serait pas jugé. L’avocat du jeune homme s’est pourvu en cassation.

Son visage tuméfié et ses larmes avaient fait le tour de France au printemps 2020. À la sortie du premier confinement, le jeune Gabriel D., 14 ans, a brièvement incarné un débat national sur les violences policières et le racisme systémique, alimenté par l’affaire Adama Traoré, l’injure « bicot » prononcée par un fonctionnaire de police à L’Île-Saint-Denis et le meurtre de George Floyd aux États-Unis.

L’interpellation de Gabriel D. pour la tentative de vol d’un scooter, dans la nuit du 25 au 26 mai 2020 à Bondy, s’était conclue par des fractures au visage, trois dents cassées et trente jours d’interruption totale de travail (ITT) attribués par un médecin légiste. Plaqué au sol à l’issue d’une course-poursuite à pied, l’adolescent a toujours soutenu qu’un policier de l’équipage lui avait mis « trois ou quatre » coups de pied dans la tête, en le traitant de « connard »

« Troublé » par cette affaire, le ministre de l’intérieur de l’époque, Christophe Castaner, avait demandé publiquement à ce que « la lumière soit faite ».

Trois ans et demi plus tard, le juge d’instruction chargé du dossier à Bobigny a rendu un non-lieu au bénéfice du seul policier mis en examen dans cette affaire, a révélé l’AFP cet été. La partie civile a contesté cette décision devant la cour d’appel de Paris, qui a confirmé le non-lieu, mardi 10 septembre, estimant que « les charges sont insuffisantes » pour renvoyer Benoît D., aujourd’hui âgé de 32 ans, devant le tribunal correctionnel. 

Ce fonctionnaire a toujours affirmé avoir trébuché « dans l’élan de sa course » sur l’adolescent, qui était tombé au sol, sans qu’aucun coup ne lui soit porté de manière intentionnelle. Ses collègues ont corroboré ses dires. Depuis sa mise en examen, en mai 2022, Benoît D. est resté libre sous contrôle judiciaire, avec pour seule interdiction celle d’entrer en contact avec la victime. Contacté par Mediapart, son avocat, Frédéric Gabet, n’a pas souhaité s’exprimer. 

Dans sa décision, dont Mediapart a eu connaissance, la chambre de l’instruction rappelle que les déclarations de Gabriel D. sont « parfaitement constantes » et que ses blessures ont bien été causées par son interpellation. Pris de vomissements en garde à vue, il avait passé dix jours à l’hôpital. Pour autant, « aucun des fonctionnaires de police présents n’admet l’existence de coups volontairement portés au visage »

Si l’adolescent accuse les policiers d’avoir voulu se couvrir en prétendant qu’il était « tombé », les juges estiment que les éléments du dossier ne permettent pas de poursuivre Benoît D. pour des violences volontaires. 

###« Gabriel ne s’est jamais remis de ces événements » 

La version de Gabriel D. a été « étayée par le premier avis médical », mais « considérée par les autres sachants soit comme une alternative, soit purement et simplement écartée », écrivent les magistrats. Au cours de l’enquête et de l’instruction, trois expertises confiées à des chirurgiens ont conclu que « des coups de pied au visage auraient été bien plus traumatisants ». Ils penchent plutôt pour une « chute », peut-être suivie d’un autre choc, lorsque le policier aurait heurté le visage de Gabriel D. avec sa Rangers. 

La cour d’appel valide ainsi l’analyse du juge d’instruction, qui dans son ordonnance du 21 décembre 2023 s’appuyait sur ces « expertises médicales contradictoires » pour conclure qu’il « n’est pas possible d’établir précisément ce qui s’est passé » lors de l’interpellation. « Un doute subsiste sur [son] déroulement exact », écrivait-il aussi. S’il est « indéniable » que Gabriel D. « a été blessé au visage » et « subit encore les séquelles de cette interpellation », « l’existence de violences commises par Benoît D. n’est pas étayée par des éléments objectifs »

L’avocat de Gabriel D., Stéphane Gas, a tenté d’infléchir la décision en rappelant aux juges que deux versions du procès-verbal d’interpellation ont été rédigées et que les policiers, dans leur appel aux pompiers, évoquent un « mauvais coup » sur la tête. Mais la cour d’appel a tranché : cela ne permet pas de « révéler l’existence de coups volontairement portés »

Stéphane Gas déplore une décision « incompréhensible quoique tristement prévisible », contre laquelle il a « immédiatement formé un pourvoi en cassation ». L’avocat regrette que « comme souvent, les graves blessures d’un jeune et ses déclarations constantes » soient « balayées par des déclarations invraisemblables d’un agent de police » et maintient que son client « a bien été victime de violences ». Il ajoute que « Gabriel ne s’est jamais remis de ces événements. Il est difficile de lui dire d’avoir confiance dans notre police lorsque la justice couvre des comportements aussi injustifiables »

En parallèle de l’enquête judiciaire, l’enquête administrative a retenu des « manquements professionnels » et des « comportements contraires à la déontologie » de la part de deux policiers. Elle estime d’une part que Benoît D. a « manqué de maîtrise » dans ses gestes, ce qui l’a conduit à « blesser involontairement mais grièvement » l’adolescent, d’autre part que ce policier et l’un de ses collègues n’ont pas été suffisamment réactifs pour lui prodiguer les premiers soins et appeler les secours. À ce stade, aucune sanction administrative n’a été prononcée. 

Le Défenseur des droits, qui s’était également saisi de l’affaire, indique que le dossier est toujours en cours d’instruction par ses services.

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Un habitant du Val-de-Marne a saisi l’IGPN et porté plainte en avril, après la « palpation de sécurité » pratiquée par un agent de la Brav-M à l’occasion d’un contrôle routier. Le parquet de Créteil et la préfecture de police se sont emparés de ces faits, qui ont causé de graves séquelles.

Abdel B., 41 ans, se décrit volontiers comme « la personne la plus basique au monde ». Né en France, marié à une professionnelle de santé, père de trois filles, il travaille dans les ressources humaines après avoir été chauffeur de bus à la RATP pendant treize ans. « J’ai un casier vierge et mes douze points de permis », précise-t-il, comme pour donner des gages de sa parfaite insertion sociale. 

Six mois après un contrôle de police qui a eu des conséquences très sérieuses sur sa santé, il est encore sidéré par ce qui lui est arrivé le 18 mars 2024, à Thiais (Val-de-Marne) et qui aurait pu concerner « n’importe qui ». Lors d’une palpation de sécurité, un agent de la Brav-M lui a « pincé très fortement » les parties génitales, causant des lésions très graves. Abdel B. espère « que le policier lise l’article » et comprenne les répercussions de son geste. 

Auprès de Mediapart comme dans sa plainte, déposée le 8 avril 2024 au commissariat de Choisy-le-Roi, Abdel B. retrace posément les faits. Ils ont conduit le parquet de Créteil à ouvrir une enquête pour violences par personne dépositaire de l’autorité publique, confiée en juillet au service de déontologie, de synthèse et d’évaluation (SDSE) de la préfecture de police de Paris.

De son côté, la préfecture de police se borne à confirmer que « plusieurs actes ont été effectués » dans le cadre d’une enquête administrative ouverte en parallèle de l’enquête judiciaire. 

Dans l’après-midi du 18 mars, Abdel B. conduit son scooter, à Thiais. Selon son récit, également consigné dans sa plainte, il revient de chez ses parents, s’est arrêté faire une course et s’apprête à aller chercher l’une de ses filles à l’école. Il croise la route de policiers à moto, qu’il identifie comme des membres de la Brav-M en raison de leur tenue, et les voit faire demi-tour. 

Anticipant un contrôle, il se gare avant même qu’ils ne lui fassent signe. Un agent « antillais aux yeux verts », qui lui semble être le chef d’équipe, demande à Abdel B. s’il sait pourquoi ils l’arrêtent. Oui, répond-il, parce qu’il a oublié de mettre ses gants, obligatoires depuis 2016. Il sait qu’il est en tort et ne montre « aucune opposition » au contrôle. Il décrit ensuite une longue palpation pratiquée par deux autres policiers, répartis de chaque côté de son scooter, dont il a l’interdiction de descendre. 

Le chef d’équipe lui précise « qu’il s’agit d’un modèle de scooter qui est régulièrement volé et qu’il ne sait pas [s’il est] une menace », se souvient Abdel B., étonné par cette palpation en binôme qui dure « plusieurs minutes ». « Je suis tombé sur des personnes tendues et suspicieuses mais je comprends que leur travail soit difficile », commente-t-il aujourd’hui. 

En théorie, la « palpation de sécurité » (réalisée par-dessus les vêtements) a pour seul objet de vérifier si la personne contrôlée est porteuse d’un objet dangereux. Laissée à l’appréciation des policiers, elle est facultative mais « en voie de généralisation », rappelait la Cour des comptes fin 2023.

Alors que les policiers le fouillent jusqu’à l’intérieur de ses poches, Abdel B. sent « un très fort pincement » sur ses parties génitales « par le gardien de la paix du côté gauche ». Pris de panique, il demande au chef d’équipe « de [le] laisser descendre ». « Il m’a répondu qu’il pensait à sa sécurité avant tout. » 

Abdel B. se rappelle avoir ensuite subi « une deuxième fouille debout », avant qu’un quatrième gardien de la paix lui dresse une contravention à 68 euros pour non-port des gants (45 euros si elle est payée dans les quinze jours). Il signe. « En partant, le fonctionnaire de police aux yeux verts m’a demandé si j’étais choqué et j’ai répondu que oui », précise encore le conducteur du scooter. Puis les policiers s’en vont.

###En arrêt de travail depuis six mois 

Après leur départ, « la douleur devenait de plus en plus intense », raconte Abdel B., qui va tout de même récupérer sa fille à l’école. La nuit suivante, il a si mal qu’il ne dort pas. Commence alors une longue série de consultations médicales, d’examens, de traitements anti-inflammatoires et antalgiques, de passages aux urgences. 

Les documents médicaux que Mediapart a pu consulter mentionnent un « traumatisme direct », à l’origine d’une « gêne urinaire importante ». Six mois plus tard, Abdel B. est toujours en arrêt de travail et suivi de près par un spécialiste en urologie. 

Alors qu’il était « hyper sportif », il a dû arrêter le vélo et la course et se retrouve « handicapé » par des douleurs permanentes. « Mentalement, je reste assez fort », poursuit Abdel B., qui reproche à ce policier d’avoir « détruit [sa] vie physique et même financière » puisqu’il doit assumer des dépenses médicales importantes. 

« J’aurais préféré qu’il me casse le nez », résume-t-il, en rappelant que le geste du policier pourrait aussi être qualifié « d’agression sexuelle ». Cet agent a-t-il commis une erreur professionnelle ou voulu lui faire mal, l’humilier, affirmer son pouvoir ? Abdel B. refuse toute « interprétation subjective ». Quelles que soient ses motivations, « ce n’était pas une manière de faire »

###Un signalement à l’IGPN et une plainte 

« Les neuf premiers jours, j’étais au lit et dans des hôpitaux », raconte Abdel B., qui a signalé les faits sur la plateforme de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) le 31 mars. Trois jours plus tard, l’IGPN lui répond que son signalement « a retenu [son] attention » et a été transmis à la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC) de la préfecture de police, « qui appréciera les suites à donner ».   

Au cours du mois d’avril, Abdel B. et la DOPC ont échangé des mails que Mediapart a pu consulter. Le quadragénaire tente de contribuer à l’identification des policiers qui l’ont contrôlé. Sur YouTube, il a retrouvé l’agent « antillais aux yeux verts », qu’il désigne comme « l’initiateur » du contrôle.

Lors d’une manifestation contre la réforme des retraites à Paris, au printemps 2023, ce policier de la Brav-M est filmé par le député insoumis Ugo Bernalicis, auquel il donne verbalement son numéro d’identification RIO. « Je suis catégorique sur sa voix et son visage », écrit Abdel B.. Quelques semaines plus tard, il transmet également à la DOPC l’avis de contravention qu’il vient de recevoir, sur lequel figure un autre numéro RIO, celui de l’agent verbalisateur.   

En parallèle, Abdel B. a déposé plainte le 8 avril au commissariat de Choisy-le-Roi, après une première tentative infructueuse deux jours plus tôt – les agents lui auraient expliqué qu’ils n’étaient pas habilités à la prendre, ce qui est faux. Il a fallu plus de trois mois au parquet de Créteil pour désigner un service enquêteur, réduisant à néant les chances de saisir des images de vidéosurveillance, conservées un mois maximum. 

Depuis, Abdel B. n’a eu aucune nouvelle de la préfecture de police ou de la justice. La décision de rendre publique son histoire, qui touche à l’intime, n’a pas été facile. « J’espère que ça n’arrivera plus à personne. Il y a eu Théo, il y a eu Nahel. Je voudrais que ce policier soit d’abord neutralisé dans son travail, et si la justice veut faire quelque chose, tant mieux, ça donnera confiance aux Français. Dans le cas contraire, je serai du côté des gens qui disent que notre système ne fonctionne pas. »


Abdel B. a accepté de témoigner auprès de Mediapart et de fournir des documents attestant des conséquences de sa blessure, mais n’a pas souhaité que tous les détails médicaux figurent dans cet article. 

Contactés le mercredi 11 septembre, le parquet de Créteil a répondu vendredi 13 septembre et la préfecture de police mardi 17 septembre. 

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Nouvelle saison. Le premier jeudi, c’est procès de flics à Bobigny. Chaque mois, « Les Jours » observent comment sont jugés les policiers accusés de transgresser la loi.


À 13 heures, jeudi 5 septembre, la 14e chambre correctionnelle du tribunal de Bobigny, en Seine-Saint-Denis, est remplie de journalistes. Tous s’y pressent pour assister au procès des policiers de la Brav-M, la brigade de répression de l’action violente motorisée, qui comparaissent pour « violences par personnes dépositaires de l’autorité publique » et « menaces de violences ». Les faits remontent au 20 mars 2023, en marge des manifestations nocturnes contre la réforme des retraites, lorsqu’une unité de la brigade interpelle à Paris un groupe de sept jeunes. Sur l’enregistrement discrètement effectué par l’un d’eux, on entend une succession d’insultes, de remarques racistes, de provocations, de menaces. Se distingue également le bruit sourd de deux claques assénées à Souleyman, un Tchadien de 23 ans particulièrement ciblé par les policiers – il est partie civile au procès. Puis la voix d’un fonctionnaire : « Tu commences à bégayer. T’en reveux peut-être une, que je te remette la mâchoire droite ? » Avant lui, un autre s’était vanté : « On en a cassé des coudes et des gueules, et toi, je t’aurais bien pété les jambes. »

À l’issue de l’enquête, deux membres de la Brav-M ont été renvoyés devant la justice. Petit hic : ils étaient dix présents ce soir de mars 2023. Arié Alimi, l’avocat de deux des jeunes, dont Souleyman, a déposé en leurs noms des citations directes pour l’ensemble des policiers identifiés. L’affaire est donc renvoyée au jeudi 3 avril 2025, toujours devant la 14e chambre de Bobigny, avec des motifs désormais élargis à « violences à caractère racial et sexiste » et « agressions sexuelles », dénoncées lors des palpations. Pour le dossier suivant, la salle s’est vidée. Peut-être paraît-il plus banal : un jeune homme accuse deux policiers de l’avoir frappé et étranglé à Villepinte, en Seine-Saint-Denis. Renvoi là aussi, au 6 mars 2025 cette fois. Encore un jeudi.

Pour cause, tous les premiers jeudis de chaque mois depuis une décennie, la 14e chambre correctionnelle du tribunal de Bobigny se penche sur des dossiers impliquant des « PDAP », pour « personnes dépositaires de l’autorité publique », en jargon dans le texte. Concrètement, dans ces procès, les prévenus sont des fonctionnaires de police basés en Seine-Saint-Denis, l’un des départements les plus pauvres de France, où près de 5 000 forces de l’ordre sont en poste. Au menu de ces audiences mensuelles : violences volontaires, trafics, faux en écriture publique… Si certaines affaires font la une des médias, bon nombre n’attirent pas foule, excepté parfois quelques curieux et, souvent, des collègues en civil venus au soutien des mis en cause. Désormais, il y aura aussi Les Jours, qui seront présents chaque mois dans cette chambre, afin de rendre compte de la façon dont la justice juge ces policiers accusés de transgresser la loi qu’ils sont censés faire respecter.

###Le parquet de Bobigny examine chaque année 300 à 350 dossiers concernant des policiers, dont « une grande majorité » est classée sans suite

Jusqu’à sa retraite en juillet dernier, c’est le procureur adjoint Loïc Pageot qui a requis dans ces affaires. Lors d’un entretien accordé à Mediapart au début de l’été, il pointait du doigt la « formation parfois légère » et « l’encadrement hiérarchique […] effiloché » de ces policiers, souvent jeunes et affectés en Seine-Saint-Denis « à leur corps défendant » : « Cela conduit parfois à des réactions brutales, inappropriées, illégitimes. Quand une interpellation est difficile, avec quelqu’un de récalcitrant, il y a une tendance à ne pas savoir se maîtriser. Une fois que la personne est arrêtée et menottée, on voit des coups qui n’ont pas lieu d’être. »

Le parquet de Bobigny examine chaque année 300 à 350 dossiers concernant des « PDAP », dont « une grande majorité » est classée sans suite, d’après Loïc Pageot. Le nombre d’affaires qui arrivent effectivement sur le pupitre des juges de la 14e chambre, comme celui des condamnations, ne nous ont pas été communiqués. Les seuls chiffres disponibles en la matière sont nationaux et remontent à la période 2016-2021. En cinq ans, le nombre de policiers et gendarmes mis en cause est passé de 534 à 836, dont plus du tiers sont en Seine-Saint-Denis. En 2021, 17,5 % d’entre eux ont été poursuivis devant la justice et, parmi ces derniers, 60 % ont été condamnés.

À Bobigny, les affaires parviennent aux oreilles du parquet grâce aux plaintes déposées par des usagers, aux signalements hiérarchiques ou à ceux de fonctionnaires témoins des comportements délictuels de leurs collègues. « Dès qu’on a une connaissance d’une situation, parfois par la presse, parfois par les réseaux sociaux, on ouvre très vite des enquêtes », complète auprès des Jours Éric Mathais, le procureur du tribunal de Bobigny. Les cas les plus graves sont confiés à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), les autres échoient au service de déontologie et de soutien aux effectifs de la Préfecture de police. Le procureur adjoint décide ensuite de leur renvoi, ou non, devant la 14e chambre. « Il faut, comme toujours, que l’on soit le plus équilibré et le plus neutre possible », précise Éric Mathais, conscient des critiques à double sens qui ciblent le parquet et la 14e chambre : certains, comme les syndicats de police, sont persuadés qu’ils mangent du poulet à toutes les sauces quand d’autres dénoncent une trop grande clémence.

« Ce serait stupide de dire qu’une chambre est anti ou pro-flics, tranche Laurent-Franck Liénard, avocat spécialisé depuis un quart de siècle dans la défense des policiers et gendarmes mis en cause. On peut dire que c’est une chambre qui travaille. Les temps d’audience sont extrêmement longs, ce sont des magistrats qui ne se ménagent pas. Sur la teneur des décisions, il y en a qui nous satisfont et d’autres pas. » Pour Me Liénard, les magistrats nécessiteraient cependant d’être mieux formés au travail de police au quotidien et sur le terrain. Selon lui, impossible de bien juger si l’on ne sait pas, par exemple, comment l’on doit menotter un interpellé : « Cela suppose que les magistrats se reposent soit sur une estimation soit sur les experts, or ce n’est pas aux experts de juger. »

J’ai un peu de difficultés à avoir une chambre spécialisée dans ce domaine. Pour moi, cette spécialisation a vocation à protéger les fonctionnaires de police.

Arié Alimi, avocat qui représente ceux qui accusent les forces de l’ordre

À l’inverse, Arié Alimi représente ceux qui accusent les forces de l’ordre. S’il salue aussi le travail sérieux des magistrats, son avis sur la 14e est, sans surprise, radicalement différent : « J’ai un peu de difficultés à avoir une chambre spécialisée dans ce domaine. Pour moi, cette spécialisation a vocation à protéger les fonctionnaires de police. Cela ne veut pas dire qu’il ne va pas y avoir de condamnations mais le simple fait qu’il y ait une audience spécifique ne va pas dans le sens d’une égalité. »

Dans le viseur de l’avocat, les fourches caudines d’un parquet qui, assure-t-il, ne poursuit pas assez et pas toujours pour l’ensemble des faits reprochés. Me Alimi en veut pour preuve le dossier de la Brav-M dans lequel il a dû déposer des citations directes visant l’ensemble des policiers présents le 20 mars 2023. « Un parcours du combattant pour les victimes », déplore-t-il. L’an passé, dans l’affaire de la brigade territoriale de contact de Pantin que nous avions révélée, Les Jours aussi s’étaient étonnés que les deux tiers de la cinquantaine de faits reprochés par l’IGPN aux mis en cause aient été envoyés aux oubliettes.

Loïc Pageot s’en était expliqué à l’audience : « Je ne peux requérir que sur des preuves, pas des rumeurs. Mais je ne suis pas dupe. » Il précisera plus tard auprès de Mediapart : « Parfois, et c’est frustrant, je classe des procédures en étant sûr que ça s’est passé. Mais je ne suis pas en mesure d’en apporter la preuve. C’est une exigence fondamentale et les magistrats doivent tous y veiller. On ne condamne pas au bénéfice du doute. » Depuis la rentrée, Loïc Pageot a été remplacé par Fanny Bussac, dont la première audience s’est tenue le 5 septembre.

Ce jeudi-là, une seule affaire a été jugée. Et s’avère vite particulièrement confuse. Elle se déroule en 2019, lorsque Amir ressort de sa garde à vue avec une côte fracturée et un pneumothorax. Il dépose plainte et reconnaît un des policiers sur planche photographique. Celui-ci, un costaud d’une trentaine d’années pour une centaine de kilos, comparaît donc pour « violences volontaires par PDAP ayant entraîné une incapacité de travail supérieure à huit jours ». Vingt-et-un en l’espèce.

En avril 2019, Amir se retrouve au commissariat d’Aubervilliers, dans la nuit et à la suite d’un signalement pour violences conjugales de sa compagne. En l’absence de celle-ci au rendez-vous fixé au lendemain, les policiers classent l’affaire dans la matinée. Peu avant midi, cette femme se rend toutefois dans leurs locaux : elle a reçu des menaces téléphoniques de la part d’Amir… pourtant toujours en garde à vue. Fins limiers, les fonctionnaires percutent que le bonhomme a dû cacher son téléphone lors de la fouille. À partir de là, les versions divergent.

D’après Amir, trois gardiens de la paix le sortent de sa cellule, cassent le portable qu’il a effectivement conservé et le frappent jusqu’à lui briser une côte. Selon le policier prévenu, la réalité paraît plus simple : « On ouvre la porte, on demande le téléphone, on le prend et voilà. Après, l’officier de police judiciaire lui fait signer le procès-verbal de fin de garde à vue et monsieur sort du commissariat, c’est tout. Je ne conteste pas qu’il y ait des blessures, mais il ne s’est rien passé au commissariat. » Quelques minutes après sa sortie, Amir appelle pourtant sa compagne, ce qu’elle confirme, pour la prévenir : « T’es contente ? Ils m’ont frappé, je sais que c’est toi qui leur as dit que j’avais le téléphone. »

Problème : les procès-verbaux relatifs à sa garde à vue sont truffés d’horaires incohérents, qui rendent incompréhensible le déroulé des faits. Quant aux caméras du commissariat, elles étaient en panne. Pour ne rien arranger, les versions d’Amir évoluent au fil de l’enquête. Il désigne d’abord un policier absent ce jour-là, identifie finalement les bons, dit qu’il y en a deux, puis trois, parle de gifles puis de coups de poing. À l’audience, il paraît tout aussi confus.

###Le policier poursuivi pour violences connaît déjà la 14e de Bobigny… Il avait frotté une porte d’appartement avec du shit pour que le chien renifleur s’arrête devant

À l’image d’un dossier mal ficelé de bout en bout. La magistrate interroge ainsi le prévenu quant à la procédure pour violences conjugales visant Amir, trop vite classée sans suite à son goût : « Je trouve un peu surprenante cette décision de classer. Il y a des menaces et des appels, pourquoi votre supérieur n’appelle-t-il pas le parquet pour rectifier le classement sans suite ? Est-ce parce que ce monsieur a gardé son téléphone et que c’est un peu gênant d’expliquer qu’il a menacé madame depuis sa cellule de garde à vue ? Donc on classe et puis on met monsieur dehors. C’est une hypothèse ? » Le policier ne sait plus, ce n’est pas lui qui décide.

En poste en Seine-Saint-Denis depuis plusieurs années, ce fonctionnaire est déjà passé devant la 14e de Bobigny. En mai 2023, il a été condamné à trois mois de prison avec sursis pour modification de l’état des lieux d’un crime. Lors d’une descente sur un point de deal, son équipe est alors persuadée que de la drogue se trouve dans un appartement précis, devant lequel leur chien renifleur ne s’arrête pas. Sur les conseils d’un supérieur hiérarchique, dit-il, notre policier décide d’en frotter la porte avec un morceau de shit pour que le chien marque l’arrêt, signal qu’ils peuvent y pénétrer.

« J’ai reconnu les faits, j’étais fatigué, soupire-t-il.

Oui enfin, ce n’est pas un oubli de fatigue. On touche à la vérité, là », rétorque la juge.

La procureure adjointe Fanny Bussac note à son tour que le prévenu « présente un rapport assez particulier à la vérité ». Pour elle, « la mécanique des éléments objectifs établit une chronologie » qui plaide en faveur d’Amir : les violences conduisant à ses blessures se sont bien déroulées en garde à vue, estime-t-elle, commises par le prévenu. Fanny Bussac requiert contre lui « six à huit mois » de prison avec sursis. Elle ne sera pas suivie par le délibéré des juges : « Il s’est peut-être passé quelque chose, mais il y a beaucoup trop de zones d’ombre, de contradictions, pour que [le policier] soit déclaré coupable. Il est donc relaxé. » À la fin de l’audience, les magistrates se saluent. Elles se revoient dans un mois. Nous aussi.

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Lors de la perquisition, les policiers ont retrouvé d’autres vélos.

Selon une source, dans le cadre des confinements liés à la crise sanitaire du Covid 19, le jeune policier « aurait été impliqué par le passé dans une histoire de faux passes sanitaires. »

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